flowers waltz (libre)

La répétition l'avait menée tard dans la nuit - et ce d'autant qu'elle était restée de longues minutes blottie dans un des fauteuils du premier rang pour regarder le chorégraphe reprendre encore et encore La Valse des Fleurs pour que tout le monde soit synchro - et parfait. On aurait pu penser qu'une fois le spectacle monté et joué pour le public, les répétitions n'étaient plus nécessaires - mais il existait toujours un imprévu. Les répétitions s'enchainaient dès qu'une soirée n'était pas réservée à la représentation - et le cycle se poursuivait dans la fatigue et le travail. Mais Ana adorait la fatigue qu'elle ressentait après une journée passée à danser. Et elle adorait aussi la musique de Tchaïkovsky qui emplissait le théâtre vide de notes guillerettes.

Elle rendit les armes aux alentours de minuit, se décidant à regagner la loge qu'elle partageait avec Nina, interprète de la Fée Dragée - pour retirer son justaucorps, ses chaussons et ses collants, défaire les pinces de ses cheveux et enfiler une robe plus confortable. Elle attrapa un gilet apporté par précaution. Les beaux jours étaient peu à peu de retour, et l'exercice lui avait donné chaud. Elle en profiterait pour marcher un peu avant de rentrer chez elle - elle n'était attendue qu'en milieu d'après-midi le lendemain, une représentation ayant lieu le soir. Il ne fallait pas épuiser les artistes avant qu'ils ne se produisent.

Quand elle quitta enfin le théâtre, elle n'avait aucune idée de l'heure qu'il était. Elle marcha quelques mètres, pour s'éloigner dans la direction de chez elle, puis se décida à se retourner pour observer la façade lumineuse de l'établissement de nuit - tout, dans cet endroit, la séduisait. Elle l'aimait de manière inconditionnelle et ne parvenait toujours pas à réaliser la chance qu'elle avait de travailler dans un endroit aussi sublime, d'autant plus faire exactement ce qu'elle avait toujours eu envie de faire.

Et c'est perdue dans cette pensée, en marchant à moitié à reculons, qu'elle percuta quelqu'un de plein fouet - maladroite, comme toujours. Elle vacilla légèrement et n'eut d'autre choix que de se raccrocher à la pauvre victime de cette maladresse pour ne pas tomber. Oh mon dieu, lança-t-elle. Je suis confuse, pardonnez-moi. Décidément - sa maladresse dans la vie était risible, et c'était à se demander comment elle pouvait évoluer sur scène avec la grâce que les critiques lui prêtaient tout en étant une catastrophe ambulante dès qu'il ne s'agissait jamais que de marcher dans une rue sombre.

Après avoir fini son quart de travail au chantier naval, il était allé prendre un verre avec quelques membres du soviet. La soirée avait commencé dans un petit bar clandestin puis s’était terminée dans l’appartement d’un camarade où ils avaient pu parler plus librement de leur opinion sur la situation politique du pays. La discussion s’était étirée jusqu’aux petites heures du matin et l’air frais de la nuit surprit Mischa lorsqu’il mit finalement les pieds dehors.

Il avait long à marcher pour se rendre chez lui, et l’ouvrier décida de traverser le Triangle d’or pour gagner du temps. Il ne voulait pas que sa pauvre mère se fasse trop de mauvais sang. Depuis qu’il avait rejoint le soviet, elle ne pouvait s’empêcher d’être convaincue qu’il avait des ennuis avec la police à chaque fois qu’il rentrait un peu plus tard que prévu. Elle lui répétait sans cesse qu’il finirait comme feu son père, qui malgré toute la bonté du monde et des convictions fermes, avait rencontré son destin au bout d’un fusil.

Normalement, Mischa évitait le Triangle d’or comme la peste. La simple vue du Palais d’hivers, et même le seul fait de savoir le palais proche, le rendait inconfortable. Un mélange de deuil, de rage et de la réalisation qu’il était injuste qu’il s’en soit sorti indemne alors que tant d’hommes meilleurs que lui étaient tombé lui tordait l’estomac.

Il marchait d’un pas rapide, les épaules crispées et les yeux fixés sur le sol. Il essayait de son mieux d’ignorer la voix dans sa tête qui lui criait qu’il était en danger, que tout le monde pouvait savoir au premier coup d’œil qu’il n’était pas à sa place et qu’ici c’était le terrain de jeu des riches, de la noblesse et des militaires. Même les devantures ornées des immeubles semblaient le juger depuis leurs hauteurs écrasantes.

Dans son empressement de quitter ce quartier maudit, il ne vit même pas la jeune femme devant lui. Il la bouscula rudement au point de lui faire perdre pied. Par réflexe il tendit un bras pour la rattraper et la jeune fille s’agrippa à lui. Dès qu’elle eut repris son équilibre, Mischa recula promptement d’un pas et retira son couvre-chef.

Il avait voulu traverser ce quartier sans se faire remarquer, et maintenant qu’il avait attiré l’attention sur lui par sa maladresse, il devait au moins éviter qu’on le surprenne à cette heure tardive à être trop familier avec une femme de noble ou de bourgeois.  

«Oh mon dieu. Je suis confuse, pardonnez-moi» Elle semblait surprise et sincèrement désolée alors que c’était pourtant Mischa qui l’avait percuté de plein fouet. «Il n’y a rien du tout à pardonner, madame. Je ne regardais pas où j’allais. C’est moi qui m’excuse.» Il fit un mouvement pour repartir et regagner au plus vite la sécurité des quartiers populaires, mais la politesse le retint. «Vous ne vous êtes pas fait mal, j’espère?» Le visage de l’étrangère était dans l’ombre et, éblouit par les lumières de la façade derrière elle, il lui était impossible de voir son expression.