Say you'll stay with me tonight (iraliya)

Ira n'a jamais été une grande amatrice de ballet ; ou tout du moins, pas de celui-là. Au Théâtre Mariinsky, le spectacle est tout autant sur scène que dans l'audience : les regards glissent sur les perles et tissus luxueux des robes des femmes et les lèvres s'agitent doucement en un éternel ballet de chuchotements. Les yeux se croisent, les bras s'entremêlent et les couples se forment. C'est un rendez-vous mondain auquel Ira n'a jamais aimé prendre part, lui préférant mille fois les frasques et rocamboles des cabarets croisés au cours de ses nombreux périples ; mais les obligations inhérentes à son statut l'y ramènent pourtant bien malgré elle. Ce soir, elle le sait, elle est la cible de tous ces regards dont elle prétend qu'ils l'indiffèrent. A son bras, l'homme auquel elle est promise depuis son retour, en un mariage arrangé qui n'en finit plus de la contrarier. Sous la contrainte maternelle, Ira s'est employée d'abord à répondre aux billets de son promis, puis à se soumettre à la préparation de la noce, et désormais à accepter ses invitations à des sorties qui ne l'intéressent guère, elle qui préférerait se trouver à mille verstes de là.

Sur scène, le ballet s'achève, épique et extravagant, et les lumières se rallument doucement dans la salle, jusque là contenue par l'obscurité. La foule s'agite ; Ira, son prétendant et sa femme de compagnie font de même, rejoignant ainsi le hall fastueux du bâtiment. « Avez-vous apprécié la représentation? », lui demande-t-il, lâchant un bref sourire ; et c'est peut-être la première fois qu'elle voit ses lèvres s'assouplir aux commissures, lui à l'air toujours sévère. Elle ne l'a vu qu'en de rares occasions, mais il dégage quelque chose de solennel et de retenu, de ceux qui ne disent jamais réellement tout ce qu'ils pensent. Ira, elle, est tout l'inverse, et ne se prive pas de le faire remarquer : « Pas vraiment, pour être honnête. Je n'aime guère le théâtre, et pour tout vous avouer, sans Feodora ici présente, j'aurais certainement décliné votre proposition. » lui lance-t-elle sur le ton de la conversation, sans jamais se départir du sourire poli qu'on lui a enseigné toute sa jeunesse. Rapidement, son futur époux se tourne vers ladite demoiselle de compagnie, la congédiant sans plus de formes. Irina fronce les sourcils, surprise par ce revirement inattendu.

« Quant à nous, nous allons nous promener, » affirme-t-il en lui tendant le bras, visiblement plus enjoué à cette idée qu'à celle de discuter théâtre. La jeune femme l'observe un instant, sans mot dire, évaluant visiblement les nouvelles perspectives de cette soirée. L'invitation est pour le moins insolite, pour ne pas dire audacieuse ; cela ne la rend qu'étrangement plus intrigante. Elle pèse le pour et le contre : accepter, laisser Feodora rentrer seule et donner lieu à davantage de ragots, ou refuser et se faire houspiller par sa mère ? Le choix est rapide, et la tentation d'une promenade dans l'air frais de la nuit, agréable. « Très bien, allons-y, » lance-t-elle amusée en joignant son bras au sien, avant de se tourner vers sa servante. « Bonne nuit, Feodora. Nous nous verrons demain, » ajoute-t-elle à son endroit, s'imaginant déjà faire le récit de la soirée à la demoiselle le lendemain matin. En réalité, impossible pour elle de se forger une idée claire de ce qui l'attend ; et peut-être est-ce ce qui la séduit tant.

« Puis-je savoir où vous escomptez m'emmener ? » l'interroge-t-elle, curiosité résolument piquée par l'étonnant comportement de celui qui, jusqu'à présent, ne lui apparaissait que comme un noble fauché à la vie rébarbative. Ensemble, ils descendent les marches du Théâtre, et s'enfoncent dans la ville, baignée d'une clarté crépusculaire.

Les rues de Saint-Pétersbourg se font plus étroites, au fur et à mesure que les futurs époux s'enfoncent dans la ville. Les vastes bâtiments à l'architecture recherchée, ornés de sculptures, de marbre et de dorures, laissent peu à peu place à des immeubles en pierres modestes. Les passants leur ressemblent ; comme si les frontières du quartier délimitent non seulement l'apparence des bâtisses, mais également celles de ceux qui les parcourent. Ira se sait vêtue d'une manière bien trop voyante pour ce genre d'escapades. Le trouble s'empare de son corps, alors parcouru d'un frisson, qu'elle préfère attribuer au vent frais qui s'engouffre dans les ruelles et se dépose sur ses épaules trop peu couvertes.

« Vous n'aimez pas les surprises ? Moi qui vous prenais pour une aventurière, » lance-t-il, moqueur, arrachant un sourire à Ira. L'homme à ses côtés, jusque là hermétique, serait-il finalement doté d'un sens de l'humour ? Ira cherche son regard, mais il marche droit, concentré. Elle aurait aimé le rencontrer d'une toute autre façon, se dit-elle alors. Peut-être se seraient-ils plu, s'ils n'avaient pas eu le devoir de s'aimer. « Sachez que je ne refuse jamais une aventure. Mais je ne m'attendais pas à ça, voilà tout. » Pas de votre part, se garde-t-elle bien d'ajouter.

Il tourne rapidement dans une nouvelle petite rue, plongée dans l'obscurité, déserte. Iliya s'interrompt devant une porte en bois à l'allure délabrée, plongeant Ira dans une perplexité toujours plus grande. Elle lève vers lui un regard inquisiteur, tandis qu'il lance, enjoué : « Avez-vous déjà joué au Poker, Ira Mikhaïlovna ? » Agréablement surprise, Irina lui adresse un sourire malicieux ; elle n'aurait pu imaginer pareille destination. L'homme qui doit partager sa vie est donc un amateur de jeux de cartes. Voilà de quoi occuper les soirées d'hiver qui les attendent pour le rester de leur vie, se dit-elle, notant l'ironie d'une pareille pensée. « A votre tour d'être surpris, Iliya Vladimirovitch. Les trajets en long-courrier peuvent vite manquer de distractions, alors... on s'occupe comme on le peut, » lance-t-elle, amusée, avant de poursuivre : « Et les marins s'avèrent être de très bons bluffeurs. »

Ira suit Vassilev à l'intérieur du bouge vieillissant. Là, sont rassemblés de nombreux hommes, s'adonnant à de nombreux jeux de cartes. Sur les tables, trônent roubles et verres de vodkas vides, tandis qu'une fumée épaisse envahit l'endroit. C'est très loin d'être l'endroit idéal pour un premier rendez-vous ; mais pour la première fois depuis longtemps, Ira se sent vivante. Elle aime que son compagnon ait osé l'emmener dans cet endroit, où les autres hommes de leur condition ne mettront jamais les pieds. Le visage d'Iliya, désormais tout proche, efface le temps d'un instant le monde qui les entoure. « On verra si vous êtes meilleure menteuse que vous n'êtes exploratrice, » Ira lui adresse un regard satisfait, avant de répliquer, provocante à son tour. « Je me réjouis d'avance de vous le prouver. Mais avant toute chose, il me semble qu'un verre s'impose. » Ira se détourne de lui et se dirige vers le bar d'un pas décidé, ne lui laissant guère le choix. « Messieurs, bonsoir, » dit-elle à l'assemblée réunie, feignant de ne pas remarquer leur étonnement quant à sa présence. Elle a l'habitude de ces regards sur son corps de jeune femme, qui disent toute l'incongruité de sa situation, mais a appris à ne pas en faire grand cas. Elle s'accoude au bar et tourne ses prunelles d'un bleu vif vers son acolyte pour la soirée. « Vodka ? » Ainsi, il est prévenu : la véritable Irina Mikhaïlovna Amalieva ne fait fi ni des manières, ni de la bienséance d'une dame de son rang.