all those things left to see (Ira)

Se réfugier dans un Musée. Une idée bien étrange, qui, il y a quelques années, n’aurait jamais traversé l’esprit d’Ana. L’idée était presque angoissante pour ce qu’elle représentait. Ses parents biologiques étaient, en tout cas de ce qu’ils disaient, bien trop pauvres pour s’autoriser une sortie culturelle quelconque. Il faut choisir ses loisirs, Ana, s’entêtait à répéter sa mère. Il faut décider comment l’on gaspille son argent. Avec de l’alcool – ça c’était certain, ni sa mère ni son père ne s’en était jamais privés. Toujours est-il qu’elle n’avait jamais eu l’occasion de se cultiver, sauf à aller lire en cachette des livres sur la danse dans la bibliothèque où la dame qui surveillait les rayons l’avait prise en affectation et l’autorisait à dévorer les ouvrages sans payer de droit d’abonnement – du moment qu’elle ne les ramenait pas chez elle.

Par la suite, il y avait eu sa tante, Zoya, qui avait pris en main son éducation – mais uniquement pour ce qui n’était pas superflu, évidemment – le reste était inaccessible, surtout du fait de son mari. Alors Anastasia peinait à se dire qu’elle avait aujourd’hui les moyens de déposer sur le comptoir en bois de l’entrée du musée suffisamment d’argent pour qu’ils la laissent entrer sans qu’elle n’ait à jouer de tours – ou, pire, de ses charmes d’enfant paumée.

Et elle fut immédiatement à la fois fascinée et impressionnée. Habitée par la sensation qu’elle n’avait rien à faire dans ce décor magnifique, à observer toutes ces choses qui ne feraient qu’augmenter ses connaissances – par ses propres moyens. Elle passa un temps considérable dans chacune des pièces – tellement attentive qu’elle ne put que remarquer quand un mouchoir en tissu s’échappa du sac à main d’une jeune femme devant elle. Elle ramassa l’objet et hâta le pas pour arriver à sa hauteur – à nouveau impressionnée par les vêtements d’une femme nécessairement bien plus riche qu’elle. Elle se mordit légèrement l’intérieur de la joue, priant pour ne pas rougir, et tendis l’objet. Excusez-moi de vous déranger, vous avez perdu ça en chemin, murmura-t-elle comme si elle avait peur de déranger – ce qui était tout bonnement ridicule.

Il était assez fou de se sentir de trop dans un musée ouvert à tous, et au public. Elle aurait pu – et dû, même, sans doute – se fondre dans la masse des gens sans demander son reste. Pourtant, Ana ne pouvait s’empêcher de se demander si les regards se retournaient sur son passage. Certains soirs, quand elle était sur le parquet du Mariinski, elle se réjouissait de l’incapacité des gens à analyser ses origines sociales. Il en allait différemment au sein d’un Musée ouvert au public dans lequel elle s’était présentée comme elle était tous les jours. Il n’y avait là-dedans aucune once de jalousie – simplement un malaise qui lui venait sans doute de son éducation. Malgré tout l’amour et la reconnaissance qu’elle ressentait vis à vis de sa tante, elle savait très bien que Zoya l’avait élevée en n’ayant cesse de lui rappeler ses origines modestes, tout comme son mari, qui semblait considérer que les couches sociales populaires n’avaient leur mot à dire dans… rien.

Elle ne put s’empêcher d’être surprise, donc, quand la jeune femme lui adressa la parole après l’avoir remerciée. Elle s’attendait bien entendu aux politesses de base, après quoi elle se serait écartée pour retourner à sa visite – mais elle était désormais piquée au vif. La question résonnait dans l’air – et dans l’esprit d’Ana, qui aurait pu y apporter plein de réponses, en développant plein d’arguments, en s’oubliant dans les mots qu’elle employait parfois si peu et parfois un peu trop, tantôt mutique, tantôt bavarde dès qu’elle se trouvait un peu en confiance. La question de la jeune femme, si banale fut-elle, avait réveillée en elle un peu de confiance, un peu de chaleur. Je vous en prie, répondit-elle dans un sourire, en se positionnant à côté de son interlocutrice. Incroyable, c’est le mot, ajouta-t-elle en hochant la tête. C’est la première fois que je viens, et croyez-moi, même quand on passe des années à tenter d’imaginer ce qui se trouve entre ces murs, on ne peut pas être déçu du résultat, compléta-t-elle sans se départir de son sourire. Elle se souviendrait, pour sûr, longtemps de cette sortie. Sa première sortie indépendante. C’est la première fois pour vous aussi ? La question était un peu idiote, peut-être, mais Ana la laissa flotter dans l’air sans la retenir. Voilà qu’elle se trouvait soudainement encline à la conversation.

La vie d’Ana avait toujours été rythmée par la dualité que l’on peut mettre, dans l’esprit des gens, du monde qui nous entoure. D’un côté, il y avait les pauvres, les personnes aux rangs sociaux peu élevés, avec peu de moyens, des vies simples, parfois heureuses mais souvent malheureuses. De l’autre, les gens aux moyens aisés, vivant des vies fastes bien éloignées de la dure réalité de la première partie de la population. Bien entendu, la jeune femme avait conscience de ce que la réalité du monde était bien plus diverse, bien plus nombreuse et bien plus complexe que ce qui subsistait dans l’imaginaire collectif. Elle savait par exemple que si sa tante semblait heureuse et fortunée, un voile de tristesse assombrissait parfois ses yeux sans qu’aucune pierre précieuse de quelque valeur que ce soit ne puisse le lever. Elle savait aussi que la richesse ne tenait parfois qu’à un fil ridicule, friable et éphémère. Elle ne croyait pas vraiment que l’argent puisse faire le bonheur d’une personne – et si cela le pouvait, ce n’était pas son cas.

Par contre, elle avait conscience que l’argent permettait tout un tas de choses. Et la culture en faisant partie. Elle s’estimait chanceuse, car malgré son passé familial, le fait qu’elle choisisse de devenir danseuse l’avait indéniablement aidé à accéder à une certaine forme de culture que d’autres à sa place ne pouvaient connaître.

Mais sa présence ce jour-là au musée, si elle pouvait paraître anodine à tout un chacun, la renvoyait tout de même à cette inégalité injuste qui faisait que la culture était un luxe. L’idée la révoltait un peu, car elle était intimement persuadé qu’on ne pouvait parvenir à avoir des idées constructives, des convictions, des croyances ou des ambitions sans avoir pu se confronter à ce monde fait de découvertes fantastiques.

Son interlocutrice semblait plutôt faire partie des gens qui n’avaient pas de difficulté à fréquenter les musées – et elle confirma d’ailleurs la pensée d’Ana, sans méchanceté, de manière simple, en lui confirmant qu’elle était déjà venue – et à sa grande surprise, en lui proposant de lui faire découvrir sa salle préférée. Ana n’eut pas le temps de répondre qu’elles s’élançaient déjà – et elle n’aurait refusé cette proposition pour rien au monde, de toute façon. Il était bon, parfois, d’avoir de la compagnie autre que la troupe du Mariinsky, où la compétition faisait parfois rage. Je vous suis, lança-t-elle sans se départir de son sourire, sur les talons de la jeune femme. Il était d’ailleurs étrange de constater que sa nouvelle interlocutrice semblait réellement intéressée, soudainement, par la conversation. Ana avait toujours tendance à considérer qu’elle ennuierait les gens sans délai. J’ai un jour de congé, expliqua-t-elle. Si vous voulez tout savoir – et ce n’est pas très passionnant – mais il y a peu que je gagne ma vie toute seule. Je n’avais pas vraiment les moyens de m’offrir la visite d’un musée pareil, avant – et autant vous dire que ça fait quelques années que j’entretiens le rêve d’y entrer. Une histoire un peu ridicule, sans doute. Elle s’autorisa un rire léger qui fut étouffé par sa stupeur quand elles se glissèrent ensemble dans une pièce qui ne semblait pas réellement ouverte au public – mais plutôt réservée à quelques privilégiés. Elle entra, sans savoir où poser les yeux, sans savoir qui remercier pour sa chance – la rencontre hasardeuse, sa décision de venir ici, et cette collection qui lui semblait infinie de papillons de toutes les couleurs, dont les groupes semblaient s’élever vers le ciel comme s’ils comptaient s’échapper par le toit du musée. C’est… Elle aurait facilement pu se laisser envahir par l’émotion et l’adrénaline qu’elle ressentait à l’idée d’être ici – mais elle se tint, droite, les yeux en l’air, posant quelques instants ses mains contre sa bouche avant de se tourner vers sa nouvelle bienfaitrice, les yeux sans doute légèrement brillants. Magnifique ? Comment est-ce que vous connaissez cet endroit ? Il ne fait pas partie de la visite ?

Elle se tourna à nouveau pour observer les panneaux sur les murs et prit une inspiration. Merci, murmura-t-elle – cette femme ne se doutait certainement pas de la valeur du cadeau qu’elle venait de lui faire, et dont elle se souviendrait sans doute longtemps.